Chaque semaine, l’effervescence autour de l’intelligence artificielle (IA) grandit : articles élogieux, logiciels innovants, démos technologiques prometteuses… Cependant, au-delà de ce tourbillon d’optimisme, l’IA suscite aussi doutes et inquiétudes.

Dans cet entretien, Lucie, 52 ans, CEO de Klapoti, et Sarra, 28 ans, consultante chez Telys, expriment leurs points de vue sur l’IA, reflétant ainsi les préoccupations de différentes générations. De la neuroscience à la réalité dystopique de Wall-E, elles explorent ensemble les multiples facettes de l’IA… En naviguant entre espoirs et appréhensions.

 

Jeudi, 15h37

Génération X et Génération Z : Perspectives sur l’IA

Sarra : Comment te caractérises-tu par rapport à l’IA ?

Lucie : C’est plutôt sensationnel la productivité que peut t’apporter l’IA. J’en suis une adepte et je l’utilise de plus en plus pour m’aider dans diverses tâches : aide à la réflexion, rédaction d’articles, assistance pour améliorer des productions… Par contre, j’ai des inquiétudes pour mes futurs petits enfants.

J’ai le sentiment que si j’arrive à bien l’utiliser c’est parce que j’ai un regard critique. Je suis capable d’analyser le contenu qu’elle me pousse de par mon expérience passée. L’IA étant une transcription de ce qu’elle trouve sur le net, tout n’est pas vérité !

Ce qui m’interroge c’est comment les futures générations, qui vont « élever » leur pensée grâce à l’IA, développeront leur capacité de réflexion face à du contenu prêt à l’emploi ? Que devient une population qui n’apprend plus à réfléchir ?

Sarra : En fait, pour toi, il y a deux inquiétudes principales. D’un côté il y a la question de l’utilisation de l’IA et de la vérité : la crainte que des fausses informations ou des mauvais résultats soient acceptés comme véritables. Et de l’autre, y a aussi une inquiétude sur « l’abrutissement » de la population si l’IA remplace le processus de réflexion.

“Si on ne fait plus fonctionner nos neurones, que se passe t’il demain ?”

Lucie : Oui. Alors l’abrutissement, j’aime pas du tout ce terme, mais effectivement si on ne fait plus fonctionner nos neurones, que se passe t’il demain ?

Sarra : Oui je comprends. J’ai vu un documentaire récemment, The Mind Explained, et dans l’épisode « How to focus » justement ils parlaient de ça. En fait, il y a toujours eu cette idée qu’on devenait moins intelligent de génération en génération ; il y a plein d’articles d’aujourd’hui comme d’il y a 100 ans qui disent que la nouvelle génération perd ou va perdre en intelligence. Mais c’est faux.  

Il y a 15 ans, tout le monde se disait qu’avec les jeux vidéo, les enfants allaient devenir des fous qui allaient tuer tout le monde. Encore avant, on disait qu’avec la télé, les gens allaient rester fixés dessus et ne jamais en sortir. La radio aussi ! Et, pourtant force est de constater qu’il n’y a aucune statistique qui prouve qu’on est devenu moins intelligent.

« Nous sommes tous la génération Z de la précédente »

Lucie :  100% en phase avec toi. Nous sommes tous la génération Z de la précédente, elle n’est pas de moi, celle-ci, je l’ai lu dernièrement et j’aime beaucoup cette phrase 😊

Cependant, s’il n’y a pas de statistiques qui prouvent que nous sommes moins intelligents, il y en a qui indiquent que depuis ces 50 dernières années les inégalités sociales se creusent en France et dans le monde . Et pour moi, le risque est que l’IA accentue encore plus ces écarts.

On le sait, il ne faut pas se leurrer, la réflexion et l’analyse critique sont stimulées par l’entourage proche. Or, nous n’avons pas tous la même propension à le faire. J’ai l’impression, peut-être à tort, que c’est principalement les parents qui sont CSP+ qui vont encourager ça, en poussant leurs enfants à lire des bouquins et sortir la tête des écrans. Et donc ce qui me gêne, c’est qui va stimuler l’ensemble des enfants ?

Comment allons-nous encourager tout le monde à penser par soi-même, à détecter le vrai du faux, et éviter que les écarts sociaux se creusent encore et encore ?

Sarra : Oui je te rejoins, c’est un vrai risque. Ça me fait penser à une discussion qu’on avait eu, tu m’avais expliqué qu’à un moment, tu avais travaillé avec des collaborateurs sans qualification et ils n’osaient pas partager leurs idées, parce qu’ils avaient peur d’être jugés à cause de la formulation ou des fautes d’orthographe. Et justement l’IA ou des outils comme ChatGPT permettent de dépasser ça. C’est un exemple de ce que peut faire l’IA pour aider sur la partie écarts sociaux… Et je pense qu’il y a surement d’autres cas d’usage. 

“Qui va juger, qu’un sujet est vérité ?”

Sarra : Concernant la question de la vérité, un ChatGPT me fait beaucoup moins peur qu’un Tiktok. Tiktok c’est des algorithmes qui vont juste te montrer du contenu de personnes qui pensent comme toi. Ça t’enterre dans une pensée unique. Alors qu’un ChatGPT croise beaucoup de sources différentes pour écrire son message et il te fait des disclaimers.

Après la vraie question c’est qu’est-ce que tu as mis dans l’algorithme et qu’est ce qui va juger que c’est la vérité ou non. Actuellement ChatGPT c’est plutôt neutre mais c’est vrai que ça peut vite basculer s’il se fait acheter par quelqu’un qui a d’autres intentions.

Lucie : En effet, comme l’IA est basée sur l’humain, d’une certaine manière on lui donne nos travers bien que ce ne soit pas l’objectif.

Il y avait un article d’IBM qui donnait des exemples concrets des biais dans l’IA. Comme par exemple l’IA pour les pubs de Google qui favorise les hommes pour les postes à haute responsabilité ou les IA prédictives pour le système judiciaire qui, puisqu’elles se fondent sur des anciennes données, tendent à perpétuer le profilage racial.

 

« Ce qu’on fait c’est à notre image, imparfait »

Sarra : Oui exactement ! Il y a vraiment la question de qui éduque l’IA. Ça me fait penser à Microsoft qui avait sorti une IA sur Twitter (ndlr : maintenant X) qui était conçue pour apprendre de ses échanges avec les gens. Et donc ils sortent leur IA toute pure, fraîche et gentille… Même pas 24 heures après, elle détestait la Terre entière. Tu te dis : l’humanité l’a ruinée en 24 heures. Ça grossit le trait mais ça montre qu’on est des êtres imparfaits. Et du coup, ce qu’on fait c’est à notre image, imparfait.

Mais je me dis peut-être qu’un axe pour mitiger ce risque, pour éviter qu’on prenne ce que nous envoie l’IA comme argent comptant alors que c’est ni objectif ni parfait ; c’est l’éducation. Ou en tout cas je suis curieuse de voir comment ça va évoluer à l’école, comment on va intégrer toutes ces questions-là.

Lucie : Oh, dans 40 ans !

 

“Il va falloir sensibiliser les enfants”

Sarra : Ah non, je ne pense pas. Parce que nécessairement, il va falloir sensibiliser les enfants, leur apprendre comment l’utiliser et ses limites.

Lucie : Je suis d’accord, c’est pour cela que je pense que l’éducation nationale a une grande part à jouer dans l’impact et la maitrise par les nouvelles générations de l’IA mais sous quels délais …  J’en suis attristée mais je pense que ça n’arrivera pas avant au moins 3 /5 ans. Alors qu’en réalité il faudrait que ce soit pris en compte dès septembre prochain. Le temps long des politiques publiques est totalement décorrélé du monde actuel qui va bien trop vite.

C’est comme la question de la réglementation. Parce que même si on sait que c’est très chouette, ça doit être réglementé. Mais quand tu sais que le RGPD par exemple, a été mis en application en 2018 ? Donc quasi 20 ans après la propagation d’internet au grand public…. Ce n’est pas gagné !

Nous sommes de nouveau dans un tournant digital ? Il faut (urgemment) qu’on accélère l’anticipation du sujet pour anticiper les dérives de l’IA.

Sarra : Ce qui fait peur c’est plus l’humain derrière l’IA que l’IA en elle-même. Mais je crois en nous, je crois en l’humanité. Je me dis qu’il y a plein de choses dans lesquelles on est encore mauvais aujourd’hui, mais si on compare à il y a 2000 ans on s’est bien améliorés quand même.

Après comme tu dis, on est à un tournant et la question c’est comment on va le prendre.

Qu’est ce qui te rassurerait du coup ?

« Ce qui me rassure, c’est la nature humaine »

Lucie : Ce qui me rassure, c’est la nature humaine et la capacité d’adaptation de votre génération. Elle est porteuse d’enthousiasme et elle s’en sortira mieux que nous avec le digital pour une simple raison… C’est qu’en regardant en arrière, vous pouvez analyser les succès et dérives des 2O dernières années !

Gardons l’esprit ouvert vis-à-vis des nouveautés tout en anticipant les risques pour le futur et en gardant un œil dans le rétroviseur pour apprendre de nos erreurs passées … On est encore loin du risque que l’on finisse tous comme dans Wall-E, obèses et aliénés par les écrans à manger des plats lyophilisés sous vides, grâce à vous 😊

Sarra : Oui ! Je me souviens quand j’ai vu Wall-E c’était une peur aussi ! Mais je pense que c’est le pire qui puisse arriver. De l’autre côté, peut-être que l’IA pourra nous aider à encore évoluer dans le bon sens. Peut-être que dans 2000 ans on sera éventé par des intelligences artificielles qui nous donneront à manger du raisin et nous feront des cours de sport ! 😊

 

Pour conclure

Loin d’être un simple outil technologique, l’IA agit comme un miroir réfléchissant les espoirs, les craintes et les contradictions de notre société. L’IA nous interroge sur notre capacité à évoluer, à apprendre et à façonner un avenir où la technologie renforce notre humanité sans la supplanter.

Mais au-delà de ces perspectives, quelle est votre vision de l’IA ? Comment percevez-vous son impact sur notre futur ?

Rendez-vous en mars pour un Webinar REX sur l’IA afin de poursuivre cette réflexion.

“Génération X et Génération Z : Discussion sur l’IA” par Lucie Bailly et Sarra Messai