Savez-vous ce qu’est une religion civile ?

Il s’agit d’une théorie développée par Jean-Jacques Rousseau dans son œuvre « Du contrat social » (1762) établissant la chose suivante : « Sitôt que les hommes vivent en société il leur faut une Religion qui les y maintienne. Jamais peuple n’a subsisté ni ne subsistera sans Religion et si on ne lui en donnoit point, de lui-même il s’en feroit une ou seroit bientôt détruit. »

Ainsi, durant la Révolution française et la période jacobine s’opère un transfert de sacralité de la sphère religieuse traditionnelle à la sphère politique. Les idéologues révolutionnaires souhaitent instituer une religion civile capable de supplanter le catholicisme, tout en perpétuant les idéaux de la Révolution. La République devait avoir sa religion, ses cérémonies, ses fêtes, ses prières, ses chants, son livre, son catéchisme, son calendrier, etc. Aujourd’hui, certains voient même la passion footballistique comme une religion civile, comme l’explique Nicolas Vilas dans « Dieu football club » ou encore les professeurs François Fulconi et Gilles Paché dans « Football Passion as a religion: the four dimensions of a sacred experience ».

Ce qui est vrai pour un Etat l’est également pour une entreprise. Elle a ses valeurs, son « esprit », ses cérémonies (onboarding, entretiens annuels, etc.), ses fêtes (pots d’arrivée ou de départ, séminaires…), son calendrier de dates clés, ses prières et ses chants (rappelons-nous la scène du « Loup de Wall Street »)… Et cela est normal au regard de la théorie rousseauiste ! L’entreprise se doit de fédérer ses salariés et tous ces rituels y contribuent.

Cependant, au sein d’une entreprise, il existe des sous-groupes éphémères pour lesquels il est par conséquent plus difficile de tisser un lien durable : les équipes projets. Elles peuvent se constituer d’internes, issus de domaines métiers différents (commercial, marketing, production, financier…), avec des niveaux hiérarchiques différents, des cultures projets différentes, et d’externes qui apportent avec eux les valeurs et les savoir-faire de leur entreprise. Ces individus constituent donc une communauté hétérogène qui doit se fédérer autour de pratiques communes au moins le temps d’un projet.

Or, en la matière, nous pourrions dire que nous sommes dans une situation de polythéisme (il n’existe pas une seule façon de faire les choses) et que, pendant longtemps, les dieux dominants pour fédérer furent Cascade et Cycle en V.

Inexorablement, la croyance en ces dieux baissa. Pourquoi ? Est-ce que leurs pratiquants étaient de plus en plus nombreux à se rendre compte qu’ils n’étaient plus adaptés aux exigences de la modernité ? Ont-ils durement souffert de la concurrence d’autres méthodes émergentes plus attractives, parmi lesquelles l’agilité ? Il reste qu’au sein d’une entreprise, les règlements intérieurs (les lois civiques en quelque sorte) ne suffisent pas à assurer la cohésion des équipes et que, comme un Etat, elle n’est viable que dans sa capacité à fédérer autour d’un culte commun. 

Et si l’agilité revêtait tous les atours d’une religion civile permettant cette communion ? L’idée n’a rien de farfelue et a déjà fait l’objet de plusieurs articles et vidéos disponibles sur Internet, par exemple sur Mediapart :

https://blogs.mediapart.fr/un-cadre-du-prive-parmi-tant-dautres/blog/250121/les-developpeurs-la-religion-agile

En effet, même si le terme « agile » remonte au bas mot aux années 60, nous pourrions envisager que le Manifeste agile soit issu d’une situation qui était finalement propice au changement de culte :

  • D’un côté, une pluralité de modes de gestion de projet mais qui ne disposaient pas ou plus d’un arsenal idéologique suffisant pour fédérer les équipes.
  • De l’autre, une certaine perte de sens des projets informatiques : des objectifs de plus en plus mouvants et nécessitant davantage de réactivité, un métier de Business Analyste / Chef de projet fonctionnel non professionnalisé, des développeurs lassés de recevoir des spécifications lourdes, incomplètes voire incohérentes, etc.

Difficile dans un tel contexte d’établir un projet global d’avenir. Or, la quête de sens peut mener l’individu à se tourner vers des schémas de pensée hérités de la religion où une entité toute puissante atténue les craintes du futur répond aux interrogations du présent.

Par exemple, en créant une nouvelle religion du livre et en établissant un système de valeurs basé sur des règles, des rôles, des évènements / cérémonies et des artefacts, le Framework Scrum a supplanté les méthodes traditionnelles car il a permis de réinsuffler du sens au sein des projets. Ou, tout du moins, le sens d’avoir des règles à respecter, des devoirs envers soi-même et les autres ainsi qu’un calendrier liturgique qui rythme le temps sacré du projet.     

De plus, les méthodes agiles :

  1. Jouent une fonction d’intégration sociale, donnent un sentiment de sociabilité : on évolue au sein d’une team, d’une tribu, d’une squad, d’un chapitre, d’une guilde, etc.
  2. Sont inspiratrices d’une certaine morale puisqu’il s’agit de croire en des valeurs documentées (Manifeste Agile, Scrum guide, Nexus guide, Manifeste craftsmanship, etc.) et/ou en leurs apôtres : Scrum Master, Coach agile, Coach craftsmanship…
  3. Permettent de se dévouer à la collectivité (notamment le Scrum Master et son « Servant Leadership ») en étant déresponsabilisé des éventuelles erreurs, les échecs étant imputés à l’équipe et non plus à l’individu. En l’occurrence, cette valeur de solidarité m’apparaît comme clé dans l’adhésion des équipes au mouvement agile.

Ces trois éléments me semblent importants pour entendre comment le dogme agile a pu remplacer les autres formes de gestion de projet tout en suscitant un engouement massif et exponentiel, chaque adorateur se faisant alors le porte-parole de sa foi auprès des non-convertis : les sceptiques ou encore ceux qui, comme Blaise Pascal, doutent encore de tout.

Donc l’agile a ses livres sacrés, ses cérémonies religieuses, son clergé, avec le Scrum Master dans le rôle du prêtre, mais surtout, ses scissions, que l’on pourrait par analogie comparer à l’éclatement du christianisme en catholicisme, orthodoxie et protestantisme. En effet, depuis la publication du Manifeste agile, les méthodes pouvant être qualifiées d’agile sont nombreuses : Scrum bien sûr, mais aussi l’eXtreme Programming, la méthode RAD et son pendant anglais DSDM, ASD, FDD, BDD, Crystal clear, Kanban… Vers quelle église se tourner ?

Sans compter qu’au sein même des dix-sept signataires du Manifeste, des critiques s’élèvent. Par exemple, les méthodes agiles auraient été dévoyées à des fins commerciales, la réflexion serait trop axée sur le fait de se demander si l’on applique les méthodes au lieu d’être concentrée sur le développement d’un logiciel qui marche ou encore que la plupart des projets agiles menés depuis 2018 seraient de « faux agile » qui ne respectent ni les valeurs, ni les principes… Tout cela fleure bon l’hérésie !

Querelles de clocher ? Véritable schisme religieux ? Chasse aux sorcières ?

Il est alors aisé de constater, sans jugement, que la mécanique d’adhésion à l’agilité s’appuie sur les mêmes ressorts psychologiques que la foi.

Le calcul de la vélocité pourrait être un autre aspect à utiliser pour étoffer notre réflexion sur les rapports entre agilité et religion. Comment ? En voyant dans ce calcul de la quantité de travail produit une approche protestante de la gestion de projet. 

Pour cette analogie, nous nous appuyons particulièrement sur l’ouvrage de Max Weber « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » (1904). Comme vous le savez peut-être, Weber établit un parallèle entre la Réforme protestante et l’origine de l’éthique du travail du capitalisme. Pour arriver à cette thèse, il est notamment parti du constat statistique suivant : les protestants travaillent mieux et gagnent plus que les catholiques.

Or, ce que disent (et nous ne sommes pas obligés de les croire sur parole) les promoteurs de l’agilité et les DSI ayant fait leur ce mode de gestion, c’est que la productivité du groupe (c’est-à-dire sa vélocité, si l’on veut employer un terme moins répulsif) et le succès seraient plus au rendez-vous sur les projets menés agile plutôt qu’en cycle en V.

En quelque sorte, l’agile ferait une promesse de paradis sur terre, accessible à tous : le rythme constamment soutenable des sprints éviterait tout risque de surmenage, burn out – bore out – brown out, l’auto-organisation de l’équipe supprimerait les problématiques de management directif, brouillon, indécis ou débordé, la vélocité croîtrait constamment dans le temps et les projets réussiraient à coup sûr.

Par conséquent, est-ce une idée de génie ou un rêve que de tenter de concilier la maximisation du profit des entreprises avec des équipes auto organisées (sentiment d’autonomie, de responsabilisation et de sens dans le travail) qui s’auto contrôlent dans l’application des règles permettant cette maximisation et qui cherchent constamment à s’améliorer ? Cela rappelle un peu le principe économique d’Adam Smith où la recherche des intérêts particuliers aboutit à l’intérêt général.

Sur le papier, la formule semble magique et un cercle vertueux de toujours plus de gain. Mais que se passe-t-il si l’équipe n’a pas la maturité nécessaire pour bien comprendre les problèmes auxquels elle fait face ? Par exemple, si elle ne voit pas que les itérations de sprint sur un même groupe de user stories sont dues à des spécifications insuffisamment détaillées, à un recueil du besoin incomplet ou à un problème profond de conception ? Et quand bien même elle le verrait, quels outils concrets utilisera-t-elle pour s’améliorer ?

Pour les protestants, l’oisiveté est le plus grand des péchés. Or, l’un des écueils du cycle en V est justement qu’il comporte des trous d’airs, des moments de moindre production. A l’inverse, enchaîner les sprints sur un rythme indéfiniment soutenable supprime l’oisiveté et répond à l’impératif protestant d’être dans les louanges de Dieu par le travail. Dit autrement, le travail assure le salut divin, cela se manifestant matériellement par l’accumulation de richesses. Ainsi, plus la vélocité sera bonne, plus la production sera élevée (et de même pour la valeur métier si la priorisation est bien faite), avec en arrière plan la dimension théologique d’un dieu qui nous serait favorable.

Tout comme les religieux qui partagent leur journée entre la prière et le travail, l’équipe agile rythme son projet entre des cérémonies et le travail afin qu’elle ne sombre jamais dans l’oisiveté. Au Moyen Age, le travail était soumis à une forte régulation impliquant le respect du silence, la défense de posséder les outils de fabrication et l’anonymat des œuvres. Aujourd’hui, si ce n’est le silence (la parole étant au cœur de l’agilité), le reste est encore d’actualité : l’équipe n’est toujours pas propriétaire des outils de production, seulement des moyens de les utiliser et l’anonymat est de mise, succès et échec étant imputables à l’équipe et non pas à l’individu.

A quelle conclusion tout ce que nous venons de voir nous amène ? L’idée n’est pas de faire une critique du mode de fonctionnement agile, il peut apporter une réponse aux entreprises ayant besoin de plus de flexibilité, de créativité, de réactivité et de valeur tout en redonnant aux membres des équipes du sens à leur travail. Après, est-ce que cette réponse est toujours la bonne et fonctionne systématiquement quel que soit le contexte ou les enjeux projets, nous laissons la question ouverte…   

Cependant, le vocabulaire religieux qui émaille l’agilité, avec ses impératifs de croire aux valeurs et de se conformer au dogme pour ne pas subir une exclusion du groupe (une forme de déclassement social), ainsi que ses adorateurs, peut laisser craindre une forme d’uniformisation de la pensée. Que l’on prenne pour exemple le personnage de Panurge chez François Rabelais ou encore l’expérience de Asch, on sait que le conformisme social et suivre l’opinion commune peuvent amener à commettre des erreurs en dépit du sens commun. Les grandes idées sont rarement nées d’une homogénéisation des savoir-faire et des pensées.

Enfin, une nouvelle piste qui prendrait alors le meilleur des anciens et des nouveaux dieux est explorée par de nombreuses organisations. Cette troisième voie, dite hybride, mixe les deux mondes : serait-ce une forme de laïcité ? Cette voie commune permettrait-elle de combler le fossé qui se creuse entre tous les adeptes ?

Auteur : Arnaud Dubergier – Coach et formateur, Directeur Général de BA.Lab

Il s’agit d’une théorie développée par Jean-Jacques Rousseau dans son œuvre « Du contrat social » (1762) établissant la chose suivante : « Sitôt que les hommes vivent en société il leur faut une Religion qui les y maintienne. Jamais peuple n’a subsisté ni ne subsistera sans Religion et si on ne lui en donnoit point, de lui-même il s’en feroit une ou seroit bientôt détruit. »

Ainsi, durant la Révolution française et la période jacobine s’opère un transfert de sacralité de la sphère religieuse traditionnelle à la sphère politique. Les idéologues révolutionnaires souhaitent instituer une religion civile capable de supplanter le catholicisme, tout en perpétuant les idéaux de la Révolution. La République devait avoir sa religion, ses cérémonies, ses fêtes, ses prières, ses chants, son livre, son catéchisme, son calendrier, etc. Aujourd’hui, certains voient même la passion footballistique comme une religion civile, comme l’explique Nicolas Vilas dans « Dieu football club » ou encore les professeurs François Fulconi et Gilles Paché dans « Football Passion as a religion: the four dimensions of a sacred experience ».

Ce qui est vrai pour un Etat l’est également pour une entreprise. Elle a ses valeurs, son « esprit », ses cérémonies (onboarding, entretiens annuels, etc.), ses fêtes (pots d’arrivée ou de départ, séminaires…), son calendrier de dates clés, ses prières et ses chants (rappelons-nous la scène du « Loup de Wall Street »)… Et cela est normal au regard de la théorie rousseauiste ! L’entreprise se doit de fédérer ses salariés et tous ces rituels y contribuent.